C'était un 25 mai 2008. J'écrivais depuis très peu de temps pour Gonzaï. Un texte un peu barré sur le morceau "New Orleans" de Silver Jews et les gars me répondent : "ils passent à Paris, tu fais l'interview ?"

Un conte de fée.

Je me rappelle que j'étais très intimidé. C'était ma toute première interview. Cassie Berman me faisait la conversation avec un grand sourire blond aux yeux bleux.

Finalement, David Berman arrive, courbé mais toujours au-dessus de la foule sur le bord du Canal St Martin. On s'assied sur la rive, et je me rappelle que je lui ai tout de suite dit, effrayé : "J'ai des questions, certaines sont stupides - Oh non. J'aime déjà toutes les questions." m'avait-il répondu.

L'interview a déserté les archives de Gonzaï, ce qui n'est pas plus mal : en relisant ma traduction de l'époque je me suis rendu compte qu'elle était bourrée de contre-sens.

Et en réécoutant ces 20 minutes de conversation je me suis demandé, aussi, quelle influence a eu ce moment sur ma vie. Est-ce que mon existence fait partie de celles, qu'on découvre nombreuses ces derniers jours, qui ont tranquillement bifurqué sous l'effet de quelques mots bien sentis de David Berman ?
Comment a commencé Silver Jews ?
Je crois qu'on a commencé en 1986. Moi, Bob Nastanovic et Stephen Malkmus on est devenus amis à l’université. En 1989 on a joué dans des groupes d’étudiants ensemble. Une fois diplômés on est allés ensemble s’installer à New York, on avait 22 ans, c'était en 1990. Bob travaillait comme chauffeur de bus, et Stephen et moi étions gardiens dans un musée, au Whitney Museum of American Art. Ce n'était pas une période très facile économiquement, on ne savait pas vraiment ce qu'on voulait faire, il n'y avait pas vraiment de bons boulots, je veux dire des boulots faciles . C'est à cette époque qu'on a commencé à jouer à la maison, de la musique un peu folle, après le travail. Après un an à New York, Stephen commençait déjà à se faire connaître et à enregistrer à droite à gauche. En 92 on a sorti notre premier EP, Dime Map of the Reef, et en 1993 on a enregistré neuf ou dix chansons qu'on a rassemblées pour en faire The Arizona Record. Ce sont des chansons un peu grinçantes, un peu crades. Les gens ont été frappés par la qualité d'enregistrement d'Arizona Record, c'est sûr elle est mauvaise, c’était juste une cassette et une boîte à rythmes. Mais pour les chansons en elles-mêmes on avait voulu faire quelque chose de délibérément primitif. J'y voyais une sorte de marque de fabrique... Ensuite, en 1994 on est allés à Memphis pour enregistrer notre premier véritable album : Starlite Walker.
C’est intéressant parce qu’on voit une sorte de gap entre les deux premiers albums, entre Arizona et Starlite Walker d’un côté, et les albums qui ont suivi. A en juger par les deux premiers disques, Silver Jews aurait pu n'être qu'un simple groupe indie, un peu à la Pavement, il y avait Stephen Malkmus... Que s'est-il passé entre Starlite Walker et Natural Bridge ?
Ce n'était pas une décision. Je devais enregistrer le deuxième album et je n'avais aucune idée de ce que devait être Silver Jews, sinon un trio composé de Stephen, Bob et moi. Mais j'avais ces nouvelles chansons et je ne les sentais pas vraiment... emballés par les morceaux. C'étaient des chansons sérieuses, pas drôles et moqueuses comme celles d'avant. On est allés au même endroit, à Memphis et on a commencé à enregistrer. A peine commencé, j'ai eu comme une panne, j’ai perdu le truc. Je n'y arrivais simplement pas, j'étais vraiment... Tu sais j'étais un jeune homme qui ne comprenait pas ce qu'il se passait, j'étais en train de faire une dépression nerveuse à cause de la pression. Alors j'ai repris ma voiture, avec Peyton (Pinkerton – ndr) qui est notre guitariste maintenant, et je suis retourné chez moi, en Virginie. J'étais très déprimé pendant les deux mois qui ont suivi. Parce que j’avais fui ce truc, et ça n’avait pas l’air si grave, sauf que je sentais que je ne pourrais jamais m’en remettre si je ne retentais pas le coup. Peyton, mon ami du Massachusetts, connaissait ce studio à Hartburg, et il y a eu Rian (Murphy - ndr) qui gère Drag City Records et qui a été batteur dans plein de groupes comme Royal Trux, son groupe c’était Chestnut Station mais il a beaucoup joué... bref. Du coup je lui ai demandé de produire l'album et d'y jouer de la batterie, Peyton a appelé le bassiste Matt Hunter, de son autre groupe New Radiant Storm King, et on a fait le disque dans cette fabrique d'armes à Hartburg, ça s’appelait la Herald Colt 45 Factory. C'a été très dur mais j'ai fini par y arriver. A un certain point je n’ai pas pu dormir pour 4 nuits d’affilée. C'était incroyable, j'étais constamment éveillé. J’avais beau essayer, je n'arrivais pas à dormir. Ce point influait non seulement sur les chansons, mais aussi sur mon humeur, je devenais complètement dingue en fait. J'avais aucune confiance en moi, à dire sans arrêt « non, ça fonctionne pas... » Plusieurs fois j'ai essayé de m'enfuir, et à chaque fois les musiciens m'en empêchaient et me forçaient à rester. Je me souviens de ce moment, le troisième jour. J'essayais de dormir dans le noir à l’arrière du studio, et on devait jouer cette chanson, 'Pretty Eyes', les gars étaient partis au magasin et on devait la jouer à leur retour. Et j'ai fini par me dire : "c’est comme un test que je me fixe." L’ingénieur est revenu et j’ai proposé qu’on la joue en prise directe, guitare-voix. Et l'ingénieur m'a répondu "tu sais, ça va être difficile de séparer..." enfin bref. Je me rappelle avoir entamé la chanson et m'être dit "non, je peux pas merder maintenant, pas ici". J'avais l'impression que je devais, absolument, la faire en une prise. Si je m'étais arrêté avant la fin, ç'aurait été simplement terminé, mais j’ai tenu jusqu’à la fin. Cet épisode m'a donné juste assez d'énergie pour terminer l'enregistrement. Mais même là je n'ai pas pu écouter le résultat par la suite, il m'a fallu quelque chose comme une année pour enfin y arriver.
Est-ce que ça a un rapport avec vos paroles de "Random Rules" : "In 1984 I was hospitalized for approaching perfection" ?
C’était plutôt une allusion sarcastique à… Pendant Natural Bridge j’ai traversé l’horreur, des sentiments de totale inutilité. Le contraire de ça, c’est les maniaques complètement perchés, les speed freaks qui pensent qu’ils ont tout compris, qui se voient comme parfaits. Je me moque d’autres choses aussi mais je pense que c’est le contre-coup… le dernier album était un tel morceau de dépression que j’ai commencé à parler du contraire de ça, d'une opinion maniaque... penser que tu approches de la perfection, ce serait révélateur d'un état maniaque. Donc j’ai retourné le truc, et je l’ai encore retourné pour l’album d’après, Bright Flight. J’imagine qu’il y a une sorte d’aller-retour. Je suis plus honnête sur les nombres pairs, 2, 4, 6. Et comme Stephen joue sur 1, 3 et 5 il y a peut-être une explication là. Quand je pense à lui qui joue les chansons et que j’écris, ça affecte probablement ce que je fais. On partage une sorte de sens de l’humour. Notre dernier album et aussi American Water et aussi le premier sont très enjoués. On sent comme une envie de faire rire les copains. Et les autres sont plutôt mes confessions secrètes.
Et pour revenir à Starlite Walker, qu’est-ce qu’il s’est passé à "New Orleans", d’où vient la chanson ? C’est une chanson qui m’a beaucoup touché.
Ah, je vais te dire. Au début de la chanson, je dis "I'm scared". J'étais confronté au devoir de monter sur scène pour la toute première fois à l'invitation de Drag City Records en 1993 et... si je ne le faisais pas, ça voulait dire que je n'avais pas ma place sur un label comme Drag City. A l'époque ils avaient déjà des groupes fabuleux comme Royal Trux, Smog, Palace, Pavement... Silver Jews. Je devais monter sur scène mais j’avais très envie de m’enfuir. Et je n'avais pas vraiment de véritables chansons écrites à part les trucs d'Arizona Record qui n’étaient pas vraiment jouables sur scène. Donc j’ai dû écrire des chansons très vite. Ce que j’ai fait, c’est que j’ai commencé avec l’idée que j’avais peur. I’m scared. Et pour le reste j’ai puisé dans mes sentiments pour New Orleans… il y avait une fille là-bas, on était amoureux la dernière année du lycée puis elle est partie à New Orleans et je suis allé en Virginie. Et pendant ces années j’allais souvent la voir là-bas et à chaque fois ça me déchirait, ça me brisait le coeur. C’était comme si je ne pouvais pas m’en remettre, continuer à avancer après elle. Mais j’avais le sentiment, quand j’allais là-bas, que c’était plus facile pour elle de passer à autre chose, elle avait l’air de changer beaucoup. Une autre fois je suis allé là-bas avec tous mes amis et on a pris de l’acide pendant 3 jours, je l’ai vue plus tard et elle voulait qu’on se remette ensemble et ça m’a paru idiot à ce stade. J’ai superposé ces trois choses... Mais voilà je pense que ça se résume à ces quelques mots. I’m scared. J’ai peur.
Le nouvel album, Lookout Mountain Lookout Sea, même si on y retrouve le son profond, parfois sombre de Silver Jews, a l'air plus coloré, plus fun. Quel était l'état d'esprit pendant l'enregistrement ?
Je dirais que...si les autres albums reflétaient ce qui se passait dans ma vie à un moment donné, je dirais que cette fois-ci ce n’est pas intentionnel. Je dirais que la joie, ou quelque lumière que ce soit, est intentionnelle dans le disque en revanche. Mais si le morceau a l'air heureux ça ne veut pas dire pour autant que je suis heureux personnellement. J'ai donné ce ton aux nouveaux morceaux en insistant sur la narration, sur le sujet de la chanson. J'ai surtout essayé d'approcher de plus près le concept de classic song. Ce type de chanson n'est pas attaché à une seule personne et on a essayé de faire ça avec des morceaux comme "Candy Jail", "Suffering Jukebox", ou "We Could Be Looking". Jusqu'ici il n'y avait pas beaucoup de chansons de Silver Jews qui pouvaient être reprises, elles étaient trop particulières, trop particulières et il leur manquait souvent une sorte de caractère universel. Mais ces chansons-là au contraire sont faites pour sortir et pour voyager, c'est pour ça qu'on a inséré les accords dans le livret. Je trouve que c'est une façon de dire à celui qui écoute : "tu vois, il y a aucun secret, c'est facile, n'importe qui peut le faire, tu peux même le faire mieux que moi...". Je me demande pourquoi les groupes ne mettent pas leurs accords dans leurs albums, on dirait qu'ils ont peur de quelque chose, qu'ils veulent garder quelque chose pour eux. Peut-être qu'ils ont peur que les gens voient à quel point c'est facile. Alors que si les chansons sont très très bien écrites, si elles vieillissent bien, de toute façon elles ont l'air simples ! Et tout l’album regarde vers l’extérieur. J’ai voulu éviter l’obsession personnelle, éviter de grogner. Même si le personnage grogne il y a une conscience plus élevée de son parcours. C’est évident par exemple que le narrateur de San Francisco BC, à la fin, raconte son histoire depuis un trou dans lequel il est tombé.
Pour finir, un conseil pour un potentiel "graduate" comme moi ?
Je te dirais… T'as quel âge ? 18 ans ? D'abord, habitue toi, et ne t’arrête jamais jamais de lire autant que tu le peux. Aussi, quoi que tu fasses, tu ne perds jamais ton temps. Et autre chose : si tu es une de ces personnes qui se sent obligée de finir un livre parce que tu l’as commencé… ne fais pas ça. Ca impacte des vies entières, les gens se retrouvent piégés dans des livres alors qu’ils pourraient en lire 4, 5, 6 sur la même durée. Donc je dirais ça. Et je dirais... garde un œil sur la rue, ne te perds pas dans les livres non plus. Fais en sorte que les livres parlent de cette époque aussi. Lis des choses sur la réalité actuelle. Je pense que la civilisation occidentale se restructure toujours après quelques décennies, tous les 80 ans ou quelque chose comme ça. Et je pense qu’il va y avoir une grande restructuration. Dans ta vie, probablement quand tu auras l’âge où ta génération sera aux commandes, il faudra nettoyer le désordre. En Amérique en tout cas les baby-boomers, la génération des présidents, a été tellement irresponsable et stupide... A un jeune américain je lui dirais : "ne te voile pas la face, c’est toi qui vas devoir faire tout le boulot." Je crois que les gamins ne réalisent pas, ils ne sont pas en colère contre la stupidité et le gâchis d'argent et les guerres opérés par le gouvernement. Parce que ce que le gouvernement met en place maintenant on en verra les conséquences seulement en 2012, 2016… Tu sais si tu es né après 1980... Il est probablement difficile de se souvenir d'un temps où la civilisation occidentale était critique et se questionnait comme dans les 70's. Tu as juste manqué cette époque où il y avait une certaine quantité de dur… de cynisme, de réalisme, plus de méfiance à l’égard de la technologie par exemple. Maintenant tout le monde s’ouvre très naturellement à la technologie. Alors est-ce que c’est à cause de la technologie ou d’une mauvaise politique économique du gouvernement… en tout cas personne ne regarde l’effet de tous ces trucs. La consommation permanente… Et un de ces trucs va finir par exploser. L’éradication des cultures locales… en tout cas quelque chose d’assez fort pour nécessiter la construction d’une nouvelle société de manière corrective. Donc je dirais : entraîne-toi à être utile en cas d’urgence. Il y a une chanson dans le nouvel album, "Strange Victory, Strange Defeat", en partie inspirée de ce livre écrit par l'historien français Marc Bloch. Il a été écrit dix ou douze mois après que les Allemands aient envahi la France, et il explique, c’est un petit officier, il est déjà âgé, il voit exactement ce qu’il se passe et il veut laisser une trace. Et d’ailleurs il est mort un an plus tard. Il n’a jamais vu la France libérée. Donc en gros il écrit une lettre qui dit : "si la France n’est plus jamais libre, c’est pour ces raisons". Le livre s'appelle Strange Defeat (L'Etrange Défaite – ndr). C’est une lecture qui m’a ouvert les yeux sur pas mal de choses, on sent que la naïveté de la société française à l’époque a mené à ça. Et j’ai le sentiment que les jeunes aujourd’hui sont analogues à cette France-là. Il y a beaucoup de divertissement mais il manque quelque chose d’important. Et dans la chanson je taquine les jeunes en leur disant : "vous êtes sûrs que vous n’oubliez rien dans cette culture que vous bâtissez entre vous ?"